Vulgahuasca #3 - Psychédéliques et Neuroplasticité
L'intérêt croissant pour une utilisation thérapeutique des psychédéliques est en partie dû à leur faculté aujourd’hui démontrée de provoquer des améliorations durables sur la santé mentale, surtout lorsqu'ils sont utilisés en conjonction avec une psychothérapie. La littérature scientifique montre qu’un petit nombre de doses suffit à provoquer des effets pendant plusieurs mois voire plusieurs années chez les patients souffrant de dépression, d'anxiété et de dépendance.
Une des hypothèses les plus probables pour expliquer ce phénomène suggère que les psychédéliques agissent comme des "psychoplastogènes"1, c'est-à-dire des substances capables de favoriser la plasticité cérébrale. On désigne par plasticité cérébrale ou neuroplasticité l’ensemble des mécanismes qui permettent au cerveau de réorganiser sa structure notamment à travers la formation de nouveaux neurones (neurogenèse) et de nouvelles connexions. Cette capacité du cerveau à créer, défaire ou modifier les connexions à l'intérieur des réseaux de neurones est essentielle à l'apprentissage, à la mémoire, mais aussi à la récupération après des troubles neurologiques. Lorsque nous vivons des expériences, cela déclenche des changements au niveau des gènes et des protéines dans nos neurones. Ces changements moléculaires modifient la structure et la fonction des synapses, qui sont les connexions entre les neurones, ainsi que des dendrites, les prolongements des neurones. Cette activité cellulaire, influencée par nos expériences, façonne nos schémas de pensée, nos émotions et nos comportements. Selon cette hypothèse, les psychédéliques induiraient une période plasticité cérébrale accrue qui surpasse la présence de la drogue dans le corps, provoquant des effets à long terme.
Spécifiquement, les psychédéliques amélioreraient la neuroplasticité en induisant des changements dans l’expression de gène et protéines impliqués dans la plasticité cérébrale. On soupçonne les molécules psychédéliques d’agir sur la neuroplasticité en se fixant au récepteur 5-HT2A de la sérotonine, également responsable des effets subjectifs. Les chemins moléculaires précis qui peuvent modifier la neuroplasticité après cette stimulation des récepteurs 5-HT2A ne sont pas entièrement compris. Cependant, le modèle stipule que la stimulation des récepteurs 5-HT2A déclenche l’excitation des neurones dans les couches externes du cortex cérébral puis l’augmentation des niveaux de glutamate qui entraînent à leur tour une stimulation des récepteurs AMPA. Les récepteurs AMPA sont impliqués dans la transmission rapide des signaux excitateurs entre les neurones et jouent un rôle crucial dans la plasticité. Les récepteurs AMPA favorisent notamment la sécrétion de la protéine BDNF qui joue un rôle essentiel dans la croissance et le développement des neurones ainsi que dans la plasticité synaptique. L'activation des récepteurs AMPA et la sécrétion de la BDNF constituent un mécanisme crucial par lequel les psychédéliques semblent moduler la plasticité synaptique et favoriser la croissance et la modification des connexions neuronale dans le cerveau. En parallèle, certaines études suggèrent que la DMT agit sur la neurogenèse via d’autres récepteurs, comme le 5-HT1A ou sigma-1 impliquant des mécanismes légèrement différents.
Des recherches sur des animaux ont confirmé que des substances telles que la psilocybine, le LSD ou la DMT peuvent favoriser l'expression de gène associés à la neuroplasticité. Chez l'homme, les études se sont principalement concentrées sur la présence de la protéine BDNF considérée comme marqueur de la neuroplasticité, avec des résultats plus mitigés. Certaines études ont montré une augmentation des niveaux de BDNF après la prise de psilocybine, de LSD ou d’Ayahuasca (DMT) tandis que d'autres n'ont pas trouvé de changements significatifs. En plus de mesurer les niveaux de BDNF, des études d'imagerie cérébrale ont révélé des modifications dans la connectivité neuronale après la prise de psilocybine et d'ayahuasca, suggérant des changements dans les connexions neuronales induites par ces substances. Globalement, les recherches sur les animaux semblent soutenir le modèle en fournissant des preuves modérées que les psychédéliques peuvent influencer les gènes associés à la neuroplasticité, renforçant ainsi les synapses et favorisant la croissance des dendrites. Certaines études sont encourageantes chez l’humain, mais d’autres études sont nécessaires pour corroborer les résultats, peut-être en faisant évoluer la méthode (changement de biomarqueur, etc.). Même si le lien entre neuroplasticité et comportement est bien documenté, des recherches supplémentaires sont nécessaires pour confirmer ou infirmer les associations entre les effets sur la neuroplasticité et comportementaux des psychédéliques suggérés dans la littérature jusqu'à présent.
Selon ce modèle, les effets des psychédéliques sur la plasticité seraient globalement dépendants de la présence du récepteur 5-HT2A et donc plus prononcés dans les régions présentant une densité plus élevée de ce récepteur. En effet, les résultats des études réalisées avec des animaux montrent des effets plus importants dans le cortex cérébral que dans les régions plus profondes du système nerveux. En particulier, des études ont révélé une augmentation de l’expression de gènes liés à la plasticité et une croissance des synapses améliorée dans le lobe frontal et le cortex préfrontal à la suite d’une prise de psychédélique. Chez l’humain, une étude à montré une augmentation des niveaux de glutamate dans le cortex préfrontal après la prise de psilocybine. D'autres parties du cortex pourraient également bénéficier d'une amélioration de la neuroplasticité en fonction de la densité des récepteurs 5-HT2A. Des études ont montré des effets positifs dans les régions sensorielles, motrices et associatives, ainsi que dans des régions telles que le cortex cingulaire antérieur et l'insula. Pour ce qui est des régions sous-corticales, il existe des preuves préliminaires suggérant que les psychédéliques pourraient également améliorer la neuroplasticité, mais des recherches supplémentaires sont nécessaires pour comprendre pleinement leur impact. En résumé, les psychédéliques semblent principalement affecter la neuroplasticité dans le néocortex, avec des effets moins clairs dans les régions sous-corticales.
Les effets sur la neuroplasticité semblent apparaître quelques heures après l’exposition aux psychédéliques et peuvent durer pendant plusieurs mois. Les études récentes suggèrent que divers signes de neuroplasticité accrue apparaissent dans les 1 à 6 heures qui suivent la prise, les changements dans l'expression des gènes apparaissant en premier et les changements dans la morphologie des cellules et l'organisation des synapses apparaissant après. D'autres travaux ont montré qu'une phase importante de croissance neuronale se produit dans les 72 heures qui suivent l'exposition initiale aux psychédéliques2. Les changements de plasticité qui apparaissent pendant cette période de croissance neuronale peuvent durer au moins un mois. Néanmoins, des questions essentielles concernant la période de neuroplasticité persistent, et il est impératif que les études à venir se concentrent sur la caractérisation précise de l'évolution temporelle de cette neuroplasticité renforcée chez les individus, une démarche qui pourrait s'avérer cruciale pour perfectionner les approches en psychothérapie.
Figure 1 : Chronologie des observations de divers changements dans la neuroplasticité après un traitement par une dose unique de psychédéliques (LSD, psilocybine/psilocine, DMT ou DOI). Un point représente une étude et un point dans le temps. Les études humaines sont représentées en jaune ; les études animales et in vitro sont représentées en violet. BDNF = facteur neurotrophique dérivé du cerveau, IEGs = gènes précoces immédiats. Sur la base des données relatives à la densité synaptique, on suppose que les taux de dendritogenèse et de synaptogenèse augmentent également 6 heures après le traitement. Voir le tableau S1 pour les citations.
Pour l’instant, la quantité nécessaire et suffisante pour induire des effets durables sur la neuroplasticité pour chaque substance psychédélique n’a pas été établie. Les études suggèrent que les effets sont effectivement dose-dépendant, la recherche future devra clarifier les doses minimales et optimales pour stimuler la neuroplasticité. En particulier, les effets d’une consommation en “microdosing” de psychédéliques sans effets hallucinogènes est particulièrement intéressante dans le contexte thérapeutique, mais ses effets sur la neuroplasticité comparé à une dose unique restent méconnus.
Les psychédéliques, combinés à la psychothérapie, ont montré leur efficacité clinique dans des essais portant sur différents troubles mentaux. Un effet sur la neuroplasticité pourrait être à l’origine de cet effet thérapeutique. En effet, la dépression en particulier se caractérise par une neuroplasticité corticale réduite. L'augmentation de la croissance dendritique et synaptique dans les neurones du cortex préfrontal peut être une explication plausible à l’effet thérapeutique : le cortex préfrontal est essentiel pour la régulation émotionnelle via ses connexions avec l'amygdale et d'autres régions sous-corticales. De la même manière, le syndrome de stress post-traumatique, le trouble d'anxiété sociale et l'anxiété généralisée ont été associés à une diminution des connexions synaptiques entre le cortex préfrontal médian et l'amygdale, ce qui compromet la capacité du cortex préfrontal à réguler les réactions de peur. Une stimulation de la neuroplasticité dans ces zones pourrait expliquer l’effet thérapeutique observé avec les psychédéliques.
Il est crucial de comprendre que la plasticité cérébrale évolue en fonction de nos activités et de nos expériences. Cette dynamique prend une dimension supérieure lorsqu'on aborde le sujet de la neuroplasticité influencée par les psychédéliques, car ces substances peuvent intensifier nos expériences mentales et émotionnelles. Ainsi, les moments vécus sous l'influence de psychédéliques peuvent avoir un impact plus profond que nos expériences quotidiennes sur la façon dont notre cerveau modifie ses connexions. Dans un environnement sûr et favorable, les psychédéliques peuvent induire des expériences personnellement significatives et émotionnellement intenses, pouvant conduire à des améliorations durables du bien-être. Cependant, notamment dans des environnements non sécurisés, les psychédéliques peuvent aussi déclencher des "bad trips", engendrant une détresse physique et psychologique intense. Ces expériences négatives, surtout lorsqu'elles persistent, peuvent parfois entraîner des impacts néfastes sur le bien-être à long terme. Il est important de souligner que toutes les expériences négatives ne conduisent pas nécessairement à une détérioration du bien-être ; en réalité, la plupart n'ont pas cet effet, et les impacts négatifs à long terme sont rares. Cela suggère que les expériences difficiles qui se résolvent rapidement sont moins susceptibles de provoquer des changements neuronaux indésirables, peut-être parce que surmonter ces sentiments difficiles peut devenir une expérience d'apprentissage positive. Néanmoins, les épisodes prolongés d'anxiété et de détresse pendant un état de plasticité accrue peuvent être dommageables.
En conclusion, un mécanisme favorisant la plasticité cérébrale pourrait être à l’origine de l’effet thérapeutique observé des psychédéliques dans le cadre de divers troubles mentaux. Le modèle décrivant l’action des psychédéliques décrit une activation via différents récepteurs des processus de neurogenèse soutenant la neuroplasticité. Les psychédéliques rendraient le cerveau “plus flexible” pour modifier ses connexions durant l'expérience psychédélique, mais également à long terme avec des effets observés bien après l’élimination de la drogue par le corps. Les résultats des études animales semblent corroborer le modèle, mais plus de données sont nécessaires pour évaluer l’impact chez l’homme des psychédéliques sur la neuroplasticité. En particulier en ce qui concerne l’influence de la dose, du type de prise, de la durée des effets. Le modèle d’action contient encore plusieurs inconnues nécessaires pour expliquer complètement l’effet des molécules psychédéliques.
Ecrit par Paluga
Inspiration pour le post :
Sources :
1 : Olson, D. E. (2018). Psychoplastogens: a promising class of plasticity-promoting neurotherapeutics. Journal of experimental neuroscience, 12, 1179069518800508.